LA GAZETTE DE L'A.R.B
Anyvonne Restaurant Bar
 
La traversée Cap Vert Brésil - Le journal de bord
N°7 - Mai 1999
Introduction

On ne va pas vous la faire complètement blasés et routiniers en recopiant la relation de la traversée  Canaries Cap-Vert  , ni trop expéditifs en vous invitant simplement à vous reporter à ladite  relation .... Mais enfin c'est vrai que les récits pourraient se ressembler et que vos vaillants navigateurs, n'ayant pas affronté de tempête, ni de désagrément majeur, se sont installés dans la routine des lentes progressions au long cours....
Enfin tout de même, il y avait là une première vraie traversée doublée d'un premier passage de l'équateur.... On se représentait un peu le passage du pot au noir  comme une épreuve initiatique redoutable et puis aussi on était un peu impressionnés par la durée du passage que l'on évaluait entre 20 et 30 jours, rapport à ce qui précède...

Et donc, le Jeudi 7 Janvier 1999, c'est quand même le "Grand Saut"....
Nous quittons le petit port de Furna, à l'Est de Brava, à 17 heures UT. 
Un peu de tristesse et une pointe d'anxiété nous habitent...Ca rappelle un peu le départ de Paimpol, (Fan club en moins....). On lâche un pays que l'on commençait à apprivoiser, des gens que nous commencions à savoir aborder, pour l'inconnu... Inconnu qui nous apparaît plutôt redoutable au vu de tout ce qu'on nous a raconté du Brésil....(Vols, agressions, mendicité....). On s'imagine un peu enfermés à double tour, par 30° et sans air; la bombe lacrymogène à la main; prêts à toutes les attaques.... C'est décidé, si c'est difficile à vivre, on ne reste pas... Nous sommes un peu rassurés par cette décision commune.....
On est aussi contents de "refaire du bateau", après 3 semaines passées scotchés dans le port de Furna, pour cause de mauvais temps. La traversée elle même ne nous angoisse pas tellement. On a bien quelques craintes autour du pot au noir, dont on raconte tant de choses....(Yvon Le Corre parle de mer qui bout comme un chaudron infernal....) On l'imagine pavé de calmes blancs et de grains tout noirs....Nous espérons le passer dans la zone où il est le moins large. La lecture de la littérature spécialisée (Océan Passages of the World) nous situe à la bonne saison et préconise le passage de l'équateur autour de la longitude 30°.
 

Parlons donc du "Pot au Noir", officiellement appelé "Zone de Convergence  Intertropicale" (ITCZ en anglais...)

Sachant que nous partons d'une longitude de 14°30' Nord, pour atteindre celle de 12°50' Sud, il va bien nous falloir passer l'équateur...
Au nord et au sud de ce dernier, se trouvent les zones des alizés, de NE au Nord et de SE au Sud. Entre ces zones d'alizés se trouve le Pot au Noir qui contribue à les alimenter en créant une zone de basse pression. Dans cette zone, l'air humide et chaud s'élève très haut provoquant  une baisse de pression, de gros amoncellements nuageux et des pluies.
Cette zone  se déplace avec le soleil aux environs de la latitude 0°. Pendant l'été austral et donc pendant l'hiver chez nous elle est plutôt réduite et juste au nord de l'équateur. Pendant l'hiver austral, quand le soleil est le plus au nord, elle s'étend sur plusieurs centaines de milles aux environs de la latitude 7° nord. (Vous aurez noté que nous nous trouvons dans le premier cas... Une chance....)
Dans cette ceinture équatoriale des océans, on trouve peu de vent et toujours très capricieux en force et en direction. La mer y est donc généralement assez désordonnée et parait il quelquefois très agitée. Le ciel est toujours très lourd et l'atmosphère très orageuse. Beaucoup d'humidité et de pluie.
Mais le plus gênant pour nous autres voiliers, c'est le régime instable, voire l'absence des vents. Au temps des grands voiliers(sans moteur), la question de l'époque et de la longitude de passage était un grand problème. On attendait éventuellement l'hiver pour le passer dans les moins mauvaises conditions...(Comme nous quoi...)
Pour la petite histoire, nous échapperons quand même aux "Horses Latitudes". Ce sont des zones de calmes très larges que l'on peut rencontrer au voisinage des tropiques par 30° de latitude Nord et Sud. Leur "nom" vient des grands voiliers qui transportaient des chevaux et qui, s'y trouvant piégés, se voyaient contraints de jeter ces derniers par dessus bord, n'ayant plus de quoi les nourrir ni les abreuver...Il leur arrivait aussi de manger le mousse....
Anyvonne a donc de la chance....

Récit de traversée:

La vie à bord s'organise

La grosse question est évidemment la mise en place des quarts. Comme nous ne sommes ni militaires, ni rigides, nous allons tester nos phases de sommeil et de réveil les moins difficiles et ajuster tout ça...Les cinq premiers jours, nous essayerons à tour de rôle de dormir entre 20h30 et 1h....Avec plus ou moins de bonheur...On se sent très fatigué avant d'y aller et aussitôt couché on est parfaitement éveillé et attentif....On saute sur la couchette comme une carpe hors de l'eau .... Anxiété, peut être?....
Au bout d'une semaine, ça va se tasser, la vraie fatigue aidant...
La veille est rythmée par un minuteur de cuisine qui nous envoie toutes les 20 minutes jeter un oeil au radar et éventuellement dehors. Et on se rallonge dans le carré, ou une couchette arrière. (l'avant remue trop...) pour 20 minutes de somnolence. L'esprit tranquille et confiant dans la petite sonnerie qui nous réveillera...Sauf qu'en fin de quart, il nous arrive de nous réveiller en sursaut....Une bonne demi heure après ladite sonnerie...Là, il est grand temps de secouer l'autre!!! Gérard laisse en général dormir son matelot entre minuit et 6 heures du matin. (Une plage de 6 heures de sommeil non stop....Cool....les femmes fragiles....)
Dès le 12 Janvier on se sent vraiment installés dans la durée. Ca pourrait aussi bien être parti pour durer 3 mois....On n'a plus la perception aiguë d'être au milieu d'un si grand océan. Ca pourrait être aussi bien la traversée de la Manche, les rails de cargo en moins....Seuls comptent les milles parcourus en 24 heures...Avec l'idée de gagner du Sud le plus vite possible, avant d'être encalminés dans le pot au noir.
 

Et en attendant, il faut bien manger...

Alors on pêche...Régulièrement, une ligne traîne derrière nous, avec sa margate au bout...Et il faut bien dire que les résultats sont aléatoires... 
Premier poisson qui mord: un "énorme" sar. Enfin c'est comme ca qu'ils appelaient ces poissons à Brava.. Environ 10 Kgs et 1m20 de long... Et un nez long comme un jour sans pain...La mer est assez formée et j'aimerais bien que ce gros machin arrête de gigoter pour le monter à bord sans risquer de le perdre. De plus je n'ai pas de gaffe pour aider la ligne et l'haveneau est beaucoup trop petit pour être d'une aide quelconque...Alors je me souviens d'un truc que m'avait enseigné un navigateur solitaire à Porto Santo: Je descends sur la jupe arrière et approche le bestiau le plus près possible, à portée de main. A un moment où il arrête un peu de se débattre, la gueule grand ouverte, je lui fait prestement avaler une bonne giclée de mauvais alcool....(Du rhum des Canaries en l'occurrence...). Le résultat est immédiat. Le poisson meurt dans l'instant et je peux sans trop de difficultés le remonter à bord.... Je vous dis pas le cockpit quand nous aurons fini de le vider et de le découper..... Il y avait trop de mer pour le travailler sur la jupe arrière...On en mangera pendant trois jours et  on en fera sécher/saler une bonne moitié. D'ailleurs toute cette partie séchée est toujours là, dans un coin, à attendre qu'on s'y intéresse. Un jour peut être...
Des jours sans rien et puis une superbe dorade coryphène. qui finira moitié au four, moitié cuite au citron à la tahitienne.
Enfin, notre premier poisson de l'hémisphère sud sera un superbe spécimen argenté, avec le ventre jaune et de belles raies bleues sur le côté. 4 à 5 Kgs, pour 80 cm de long. Aucun livre ne nous dévoile son identité... Nous le mangerons quand même et il sera très bon. Plus tard, nous montrerons sa photo à un spécialiste: c'était une liche à queue jaune...

Autant de soucis demandent à être communiqués....

Pendant ces longues traversées, seules les radios ondes courtes nous permettent de recevoir des nouvelles du monde. Radio France Internationale nous fournit des bulletins d'information et aussi des bulletins météo . Mais il faut bien dire que notre attention se relâche de plus en plus pour les bulletins d'information et que la météo qu'ils diffusent ne s'intéresse plus à notre zone de navigation. Alors, on écoute de moins en moins RFI.
Pour les communications plus personnelles, nous disposons de la BLU. C'est une station  émetteur-recepteur en Ondes Courtes, qui permet des liaisons à très longue distance. Du coup on utilise un peu  ça comme le téléphone, à la différence que quand vous parlez, tout le monde peut entendre et que quand vous appelez quelqu'un, il faut qu'il écoute, car il n'y a pas de sonnerie d'appel...Les gens s'organisent donc, pour utiliser cela à des heures bien précises et s'échangent des nouvelles, sur leurs traversées, leurs mouillages, leurs problèmes, etc... 
Comme les transmissions sont capricieuses à longue distance, il arrive souvent que vous n'entendiez pas votre correspondant alors que quelqu'un vous entend tous les deux. Il se charge alors de relayer les messages qu'il reçoit vers leur destinataire. De plus, à certains endroits,  au Portugal (Jacky), aux Antilles (Maurice) , en Guyana (Eric) certains correspondants sont des radios amateurs qui assurent une présence permanente pendant les heures de session. Ils sont un peu des coordinateurs et des relais permanents. 
Plus  encore, Jacky appartient à une association de radios amateurs (l'association MER : cf http://www.multimania.com/mernav NDLR) qui se charge de suivre ainsi les bateaux en traversée et éventuellement de relayer des messages de et vers des correspondants à terre. C'est ainsi que Jacky a pu être informé de notre situation, quasiment tous les jours, bien que je n'aie plus pu le recevoir après avoir passé l'équateur. 
Nos derniers messages ont été relayés par Christian, dont le bateau arrivait en Martinique. Il a communiqué, à ma demande, ces informations à Marie que j'avais désignée comme correspondante à terre avant de partir.
Par ailleurs, pendant la traversée nous sommes ainsi entrés en contact avec 3 à 4 bateaux partis de Dakar ou du Cap Vert quelques jours après nous. Avec Eliott, Anabé et Lima Bravo nous avons pu ainsi échanger des information de météo et d'état de la mer pour essayer d'optimiser nos navigations. Il faut dire que dans ces régions nous ne disposons d'aucune information météorologique.
C'est ainsi également que nous avons pu conserver un contact régulier avec Francis et Anne Marie, sur "Bon Vent" . 
Nous savons qu'ils sont bien arrivés à St Martin après 15 jours de traversée,  et que depuis ils sont passés par St Barthélémy pour arriver à Antigua où ils sont encore à l'heure où j'écris ces lignes.

Malgré tout cela, l'approche du Pot au Noir devient notre principale préoccupation...

Le 12 janvier, par 6° Nord, il ne reste plus que 300 milles avant l'équateur et avec la moyenne des derniers jours on se prend à rêver....On pourrait peut être le passer le 15... Et on se met à guetter ce fameux pot au noir... La fin de la nuit dernière a été très nuageuse. On y arrivait peut être?... Mais le matin, ciel radieux et toujours vent de Nord...Cette nuit ça pleuviote, mer croisée mais toujours du vent de Nord....On file régulièrement 4 à 5 noeuds...
Le 13 Janvier, atmosphère  toujours très orageuse. Mer  métallique et noire...Grande houle de Nord Est...Et toujours du vent de Nord...Le 14 Janvier le vent passe progressivement à l'Est et faiblit. A 11h30, pluie diluvienne d'une demi heure qui voit Gérard  se laver nu dans le cockpit en pensant à Moitessier qui a raconté moult fois la scène....
Et puis nous voilà au près...puis sans vent... On alterne voile et moteur pour économiser le gas-oil et avancer quand même....Pluie... On tangonne....On détangonne... Le vent fait le tour ..SW..W..NW..reNord...On hisse... on affale...Le ciel varie du gris-bleu au noir....La mer est de plomb, mais plutôt calme...
Le 15 janvier, fin de nuit au moteur et un bateau qui plante des pieux sans avancer... Cette fois, le vent est bien au Sud. Un bon 5/6, avec la mer qui va avec...Réveil en fanfare et voiles établies pour le près serré....Un ris...deux ris...Le Solent remplace le Génois...Rien à faire pour faire plus de Sud que 250°. Gérard est très BOUGON, PATRAQUE, CONTRARIE..... Il N'AIME pas le Près... Mais alors pas du tout...Jusqu'à minuit le bateau est bringuebalé dans une mer creuse et croisée. 
Pour la première fois on voit nettement deux houles différentes se croiser: une de Nord qui arrive des tempêtes qui sévissent sur les Canaries et les Acores et une de Sud Est poussée par les alizés de l'autre hémisphère. C'est assez curieux d'essayer de suivre leurs trajectoires...
Quelques éclairs d'orage derrière nous.  C'est le Pot au Noir???
On essaie de faire le maximum de Sud...Au moins 245° espère Gérard... On pointe trop. Le Génois se met à contre....Il faut l'enrouler pour le faire passer l'étai largable qui est à poste.....On essaie de faire un bord vers le Sud Est, bâbord amure...On n'arrive même pas à faire de l'Est: 88°... On repart vers l'Afrique... Désespoir et re-virement de bord en enroulant le Génois. C'est la M....P....!!! résume Gérard. Anyvonne se couche....
Le samedi 16 janvier à 4h30 Gérard sonne le branle bas. On vient de passer l'équateur!...Ni fête, ni champagne, on est trop groggy...Anyvonne se rendort jusqu'au matin.

Il semble bien que le Pot au Noir soit derrière nous....

Le matin, vent et mer calmés. Soleil aussi. Avant de mettre au moteur, premier bain de mer dans l'hémisphère sud....Il fait beau. C'est le paradis...Le vent va se stabiliser faible et au Sud Est. De quoi faire un bon plein confortable. 
Le moral du capitaine est revenu au beau.... Philosophe il déclare:  "En mer il faut absolument se dire:  le vent et la mer nous amènent là. Il faut faire avec et avancer... ». Ah, s'il s'était dit cela hier, ça aurait fait des vacances à l'équipage....En attendant, le soir,  on se fête le passage de l'équateur avec force champagne, foie gras et tout et tout...
Toute la semaine suivante nous ferons 90 à 130 milles par jour....Honnête moyenne... De quoi rassurer en BLU les gens qui galèrent quelques jours derrière nous et qui désespèrent dans le Pot au Noir....Courage....
A partir du Jeudi 21, on aperçoit la nuit le halo de lumière des grandes villes. Natal, Récife, Maceio...Nous en sommes pourtant à plus de 100 milles...Nous apercevrons la terre au 280 le dimanche 24  dans l'après midi. 
Nous arrivons!
Dimanche soir, nous mettrons quand même à la cape pour patienter en début de nuit, afin d'arriver à Salvador de jour. On sait  que l'entrée est facile, mais nous n'avons pas de carte d'approche, ni du port. Juste un petit calque que Gérard avait fait au cas où, à Goméra sur une vieille carte de Taniwha...
Lundi 8h30, petit déjeuner en entrant dans la baie de "Todos Santos" et en passant en revue les buildings de Salvador, alignés le long des collines. "On dirait San Francisco" dit Gérard admiratif et ému.... Moi-t-aussi je suis émue...
10h30, on mouille au pied du fort "Sao Marcelo" et de son cocotier, dans le port de Salvador. 

Un rêve se réalise!!!